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Les Chroniques

La révolution Mondrian

© Yves Saint Laurent
© Yves Saint Laurent

La révolution Mondrian

En 1965, Yves Saint Laurent rend hommage au peintre Mondrian en créant des robes de cocktail évoquant ses toiles abstraites et dont la simplicité de la coupe, la géométrie des lignes et la franchise des couleurs insufflent un vent de modernité dans sa collection, suscitant un véritable succès.

Chapitre 1

La maison Yves Saint Laurent en 1965

Façade de la maison de couture, 30 bis rue Spontini, Paris., © Droits réservés
Façade de la maison de couture, 30 bis rue Spontini, Paris.
© Droits réservés

En 1965, la toute jeune maison de couture Yves Saint Laurent se situe encore 30 bis rue Spontini, dans le XVIe arrondissement. Créée trois ans plus tôt, elle reste dans une certaine tradition de la haute couture. 

Dans le paysage parisien de ces années-là, émergent d’autres créateurs comme André Courrèges, que la presse surnomme la « bombe Courrèges » tant ses créations réforment la silhouette féminine et ignorent toute référence au passé. 

Dans la même idée, Pierre Cardin connaît également un franc succès avec ses tenues « cosmonautes » évoquant l’exploration toute nouvelle de l’espace, survenue quatre ans plus tôt. 

Yves Saint Laurent dans les salons de la maison de couture, 30 bis rue Spontini, Paris, 1971, © Droits réservés
Yves Saint Laurent dans les salons de la maison de couture, 30 bis rue Spontini, Paris, 1971
© Droits réservés

Yves Saint Laurent aussi souhaite sortir des carcans d’un temps passé. C’est l’époque de la jeunesse, qui annonce déjà Mai 68 et la libération des mœurs. Yves Saint Laurent, alors âgé de 29 ans, s’ouvre lui-même à la modernité : « La chevelure de Ringo, la malice de John, l’allure de George et le succès de Paul », il est le « Beatle de la rue Spontini » (­Candide, 15 août 1965).

Je m’enlisais dans l’élégance traditionnelle, Courrèges m’en a sorti. Sa collection m’a stimulé. Je me suis dit : "Je peux trouver mieux"
Yves Saint Laurent

Chapitre 2

La modernité, le changement dans la mode

Jusqu’aux années 60, les jupes et les robes se portent en dessous du genou. Avec le lancement de la mini-jupe par Mary Quant en 1962 en Angleterre et par Courrèges en France en 1965, les robes et les jupes se raccourcissent d’au moins cinq centimètres. Cette période coïncide avec une émancipation des femmes qui aiment se vêtir de robes décontractées, dont les coupes contraignent de moins en moins le corps. On assiste également à la généralisation du pantalon, vêtement masculin par excellence qui est introduit dans toutes les garde-robes des élégantes de l’époque. Ce qui caractérise aussi la mode du milieu des années 60, c’est l’apparition de couleurs vives et de mélanges audacieux.

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L'historienne Christine Bard revient sur la généralisation du pantalon dans les années 1960

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L'historienne Christine Bard revient sur la généralisation du pantalon dans les années 1960

Chapitre 3

Piet Mondrian et le néoplasticisme

Piet Mondrian dans son atelier, 26 rue du Départ, Paris, 1937, © Photographie de Rogi André, Centre Pompidou
Piet Mondrian dans son atelier, 26 rue du Départ, Paris, 1937
© Photographie de Rogi André, Centre Pompidou

Né à Amersfoort aux Pays-Bas en 1872, Piet Mondrian étudie les Beaux-Arts à Amsterdam de 1892 à 1895. Son approche picturale est d’abord réaliste, puis il évolue à travers plusieurs courants, dont le fauvisme, le divisionnisme puis le cubisme lorsqu’il se rend à Paris en 1912. 

À travers ces différentes démarches, Piet Mondrian étudie essentiellement la couleur, qu’il préfère pure plutôt que naturelle : « J’en étais venu à comprendre qu’on ne peut représenter la couleur de la nature sur la toile. » Partant de ce constat, Piet Mondrian se tourne peu à peu vers l’utilisation exclusive des couleurs primaires : le rouge, le bleu, le jaune, ainsi que le noir, le blanc et les gris, des « non-couleurs » qu’il traite en aplat, à l’intérieur de surfaces carrées ou rectangulaires tracées par un cerne noir épais. 

À cette réduction du langage plastique, Piet Mondrian donne le nom de néoplasticisme, un courant qu’il définit en 1917 avec Theo Van Doesburg (1883-1931). La démarche n’est pas qu’esthétique. La recherche d’une stabilité visuelle, d’une harmonie dans le déséquilibre et l’absence de symétrie traduit une approche théosophique selon laquelle le principe divin se manifeste par la dualité entre l’horizontal et le vertical, et au-delà celle du féminin et du masculin, de la matière et de l’esprit. 

Piet Mondrian, Composition avec Jaune, Rouge, Noir, Bleu et Gris, 1920, © Collection Stedelijk Museum Amsterdam
Piet Mondrian, Composition avec Jaune, Rouge, Noir, Bleu et Gris, 1920
© Collection Stedelijk Museum Amsterdam

La première œuvre néo-plastique est la Composition avec jaune, rouge, noir, bleu et gris réalisée par Mondrian en 1920 et conservée au Stedelijk Museum d’Amsterdam. 

Les théories du néoplasticisme ont été majoritairement diffusées par la revue De Stijl, fondée par Van Doesburg et publiée de 1917 à 1932. 

Chapitre 4

La collection automne-hiver 1965

La collection haute couture automne-hiver 1965 est présentée le 6 août. Alors qu’il l’a partiellement achevée un mois plus tôt, Yves Saint Laurent décide toutefois d’en redessiner une partie. 

Parmi les cent six modèles qui la composent, une grande partie respecte la tradition classique de la haute couture. On y trouve des tailleurs de jour, des ensembles simples, des ensembles habillés, des robes de cocktail, des robes du soir et des fourrures. La ligne est claire et simple, les couleurs sages. 

L’élément le plus surprenant de la collection est la robe de mariée, entièrement tricotée à la main. Sa forme évoque les poupées russes qu’on appelle les matriochka. Singulière dans le travail du couturier, audacieuse tant par sa forme que par son tricot exécuté par Madame Closset, elle devient rapidement une icône de mode, bien que le modèle ne se soit jamais vendu.

Mais de la collection 1965, ce sont les robes de cocktail qui font véritablement sensation.

Robe de mariée portée par Audrey Marnay. Collection haute couture automne-hiver 1965. Dernier défilé, Centre Pompidou, Paris, 22 janvier 2002. Photographie de Guy Marineau, © Yves Saint Laurent / Guy Marineau
Robe de mariée portée par Audrey Marnay. Collection haute couture automne-hiver 1965. Dernier défilé, Centre Pompidou, Paris, 22 janvier 2002. Photographie de Guy Marineau
© Yves Saint Laurent / Guy Marineau

Chapitre 5

Les robes Mondrian : un manifeste

C’est à travers elles qu’Yves Saint Laurent insuffle un vent de modernité à sa collection. Il trouve sa source d’inspiration dans un livre offert par sa mère à Noël : Piet Mondrian Sa vie, son œuvre de Michel Seuphor (1956). Ce sont vingt-six modèles, sur les cent six du défilé, qui vont faire écho aux créations du peintre. 

Yves Saint Laurent jette les bases d’une esthétique épurée privilégiant la simplicité de la coupe et la géométrie des lignes. Il explique alors ce choix par une volonté de ne plus créer des robes composées uniquement de lignes mais également de couleurs : la mode doit bouger et ne plus être raide. 

Ces robes vont dès lors définitivement modifier les liens entre la mode et l’art, en transformant un tableau en une œuvre animée dans une sorte de « manifeste ». Yves Saint Laurent s’approprie l’œuvre de ce peintre en transformant un tableau en deux dimensions en un vêtement tridimensionnel ayant la force et la puissance de l’œuvre. 

Non seulement la mode est le fidèle miroir d’une époque, mais elle est une des plus directes expressions plastiques de la culture humaine
Piet Mondrian

Chapitre 6

L’épreuve de la simplicité

Derrière ces lignes simples, ces robes sans col et sans manches sont d’une grande complexité technique. Pour recréer les aplats de couleurs bordés de lignes noires, les carrés sont incrustés et combinés entre eux depuis l’intérieur de la robe. Ainsi les coutures disparaissent et rien ne se perçoit à l’œil nu. C’est la sobriété de la ligne qui dicte la technique.         

Vidéo The Mondrian dress - La chaîne de Loic Prigent © Deralf 2019

Une paire de chaussures dessinées par Yves Saint Laurent et exécutées par le créateur Roger Vivier vient parfaire la simplicité de la tenue. Ce sont des escarpins noirs ornés d’une large boucle carrée en métal doré ou argenté. Ces chaussures seront également choisies pour être portées en 1967 par l’héroïne de Belle de Jour, incarnée par Catherine Deneuve. Le succès est tel à la sortie du film que les chaussures en portent désormais le nom.

Escarpins réalisés par Roger Vivier à partir d'un dessin d'Yves Saint Laurent. Collection haute couture automne-hiver 1965. Photographie de Sophie Carre, © Sophie Carre
Escarpins réalisés par Roger Vivier à partir d'un dessin d'Yves Saint Laurent. Collection haute couture automne-hiver 1965. Photographie de Sophie Carre
© Sophie Carre

Pour compléter la ligne simple et élégante, Yves Saint Laurent dessine également une paire de boucle d’oreilles bicolore, dont les formes géométriques rappellent une fois encore l’art abstrait. Pour certains modèles, il ajoute également de petits chapeaux ballons, dont les couleurs font écho à celles des robes Mondrian. 

Robe de cocktail d’inspiration Mondrian portée par Léo, salons du 30 bis rue Spontini, Paris, 1965. Photographie de Gérard Pataa, © Gérard Pataa - DR
Robe de cocktail d’inspiration Mondrian portée par Léo, salons du 30 bis rue Spontini, Paris, 1965. Photographie de Gérard Pataa
© Gérard Pataa - DR

Chapitre 7

« Une réussite parfaite »

La collection remporte dès sa présentation un véritable succès. La presse est dithyrambique et parle d’« une réussite parfaite » (Combat, 7 août 1965). On salue le dynamisme créé par le jeu des lignes noires et des couleurs vives, la modernité de ces robes courtes et mobiles. On parle de « révolution » (Candide, 15 août 1965), pour le travail de ce couturier qui ne regarde pas la mode de demain mais celle d’aujourd’hui, celle de son époque. « Et c’est cette mode qui sera sans doute demain dans la rue parce qu’elle convient à tous les âges, à tous les styles, à tous les états » (Candide, 15 août 1965).

Le succès de la robe Mondrian est tel qu’elle est rapidement et abondamment copiée, notamment aux États-Unis. Elle contribue à la notoriété du peintre décédé en 1944, alors peu représenté dans les collections françaises, et dont la première rétrospective s’ouvre à Paris en 1969.

La rétrospective Mondrian au Musée de l'Orangerie, 1969 © INA

Chapitre 8

Le ballet Notre-Dame de Paris

Conjointement à la préparation de la collection automne-hiver 1965, Yves Saint Laurent collabore, pour la quatrième fois, avec le chorégraphe Roland Petit qui lui demande de réaliser les costumes de son ballet Notre-Dame de Paris. La première est programmée le 11 décembre 1965 au Palais Garnier. 

J’ai voulu que les costumes soient colorés comme les vitraux d’une cathédrale et j’ai emprunté à Mondrian le costume de Phoebus
Yves Saint Laurent
Croquis de costume pour Phoebus  dans le ballet Notre-Dame de Paris, chorégraphié par Roland Petit au Palais Garnier, Opéra de Paris, 1965., © Fondation Pierre Bergé - Yves Saint Laurent
Croquis de costume pour Phoebus dans le ballet Notre-Dame de Paris, chorégraphié par Roland Petit au Palais Garnier, Opéra de Paris, 1965.
© Fondation Pierre Bergé - Yves Saint Laurent

Pour créer le costume de Phoebus, ainsi que celui des soldats, Yves Saint Laurent puise de nouveau dans la peinture de Piet Mondrian. La construction de grands aplats de couleurs primaires dans des surfaces rectangulaires est la même que pour les robes de la collection automne-hiver 1965, adaptée au justaucorps. 

Toutefois, pour le costume de scène, le jersey de laine blanc est remplacé par un tulle transparent et le noir par du vinyle, plus propice à l’exercice de la danse. 

Chapitre 9

Mondrian dans la collection d’art d’Yves Saint Laurent et Pierre Bergé

Après la collection automne-hiver 1965, Yves Saint Laurent et Pierre Bergé achètent des toiles du peintre Piet Mondrian. La première acquisition a lieu en 1978, avec Composition I (1920), par l’intermédiaire du marchand Alain Tarica, chez lequel ils achèteront plusieurs objets d’art. Yves Saint Laurent et Pierre Bergé possèderont trois œuvres abstraites du peintre. 

Mondrian, c’est la pureté et l’on ne peut pas aller plus loin en peinture. Le chef d’œuvre du XXème siècle, c’est un Mondrian
Yves Saint Laurent
Yves Saint Laurent et Composition avec bleu, rouge, jaune et noir (1922) de Piet Mondrian, 55 rue de Babylone, Paris, années 1980, © Droits réservés
Yves Saint Laurent et Composition avec bleu, rouge, jaune et noir (1922) de Piet Mondrian, 55 rue de Babylone, Paris, années 1980
© Droits réservés

Yves Saint Laurent accroche ses Mondrian dans sa bibliothèque qui donne sur le jardin. Le couple possède également un tableau figuratif du peintre hollandais, Ferme sur le Gein, dissimulée par de grands arbres, au coucher de soleil et son dessin préparatoire au fusain.

Ferme sur le Gein, dissimulée par de grands arbres, au coucher de soleil, dessin préparatoire au fusain, © Christie's Images
Ferme sur le Gein, dissimulée par de grands arbres, au coucher de soleil, dessin préparatoire au fusain
© Christie's Images
Ferme sur le Gein, dissimulée par de grands arbres, au coucher de soleil, huile sur toile, © Christie's Images
Ferme sur le Gein, dissimulée par de grands arbres, au coucher de soleil, huile sur toile
© Christie's Images

Chapitre 10

L’héritage de la robe Mondrian

Les robes Mondrian se sont très vite adressées au plus grand nombre en dépassant le cadre privilégié du monde de la haute couture. Cette démocratisation les a élevées au rang d’icônes du style Saint Laurent mais aussi d’une époque, celle des années 1960. 

Après Yves Saint Laurent, le motif architectural composé d’aplats de couleurs et de lignes noires, est devenu un classique scellant la relation entre artiste et styliste. D’autres créateurs de mode se sont emparés de ce thème géométrique et coloré pour leurs défilés. Peter Rozemeijer, lui-même néerlandais, fut influencé par l’œuvre de Piet Mondrian au début des années 1980, Francesco Maria Bandini consacra un défilé entier au néoplasticisme en 1991 et, plus récemment, en 2007, Christian Louboutin créa la chaussure « Mondriana ». 

Robe d’inspiration Mondrian, collection Francesco Maria Bandini printemps-été 1991
Robe d’inspiration Mondrian, collection Francesco Maria Bandini printemps-été 1991
Chaussure « MONDRIANA », collection Christian Louboutin automne-hiver 2007, © Archives Maison Christian Louboutin
Chaussure « MONDRIANA », collection Christian Louboutin automne-hiver 2007
© Archives Maison Christian Louboutin

Yves Saint Laurent réinterpréta lui-même ce thème pour une veste de la collection haute couture printemps-été 1980 et une robe SAINT LAURENT rive gauche printemps-été 1997.

Tailleur Mondrian, collection haute couture printemps-été 1980. Hôtel Inter-Continental, 30 janvier 1980., © Yves Saint Laurent / Droits réservés
Tailleur Mondrian, collection haute couture printemps-été 1980. Hôtel Inter-Continental, 30 janvier 1980.
© Yves Saint Laurent / Droits réservés
Robe d’inspiration Mondrian, collection SAINT LAURENT rive gauche printemps-été 1997. Photographie de Guy Marineau, © Yves Saint Laurent / Guy Marineau
Robe d’inspiration Mondrian, collection SAINT LAURENT rive gauche printemps-été 1997. Photographie de Guy Marineau
© Yves Saint Laurent / Guy Marineau